1.

Cinq jours plus tard, les ascensionnistes et leur suite étaient parvenus au bord d’une rivière qui traversait la forêt. Deux autres personnes avaient été tuées entre-temps.

À l’aide de la chaîne tendue entre les deux rives par leurs prédécesseurs, ils franchirent à pied le lit glissant du cours d’eau, large mais peu profond, puis s’enfoncèrent de nouveau sous les arbres, pour retrouver le chemin qui montait alors en longeant un ruisseau.

Au fil des jours, la couleur des monts Kongô s’était estompée. À chacune des haltes que la cohorte faisait lorsqu’ils débouchaient dans une clairière, ils pouvaient en apercevoir la ligne de crête, au-dessus de l’étendue boisée. Mais plus ils avançaient, plus ses contours s’effaçaient, en même temps qu’elle descendait vers l’horizon. Et puis un matin, alors qu’ils venaient de passer un col, elle avait complètement disparu, absorbée par l’océan de verdure qui s’étalait maintenant à perte de vue.

De même, au fur et à mesure qu’ils progressaient dans la forêt, les arbres morts sur pied ou déracinés s’étaient faits plus nombreux. Arriva un moment où les seuls qu’ils virent encore debout avaient pris l’apparence d’os blanchis par le temps, dressés au milieu de ceux qui, couchés au sol les uns sur les autres, avaient le tronc couvert de mousse.

Lorsqu’ils abordèrent la rive d’un lac, dont on pouvait voir à travers l’extrême transparence de ses eaux le fond tapissé de pierres, quinze jours s’étaient écoulés depuis leur départ de la forteresse, et dix personnes avaient été tuées.

Le convoi des ascensionnistes commençait nettement à se structurer. En tête marchaient tous les « Rouges et Jaunes » ou Koshû, à savoir une dizaine de guides professionnels gôshi et leurs clients respectifs, plus Gankyû, soit au total un groupe d’une vingtaine de personnes. Venaient ensuite Shitsu Kiwa et ses suivants, soit environ deux cents personnes. Shitsu n’avait pas engagé de gôshi mais comptait bien profiter de ceux qui marchaient en tête : il n’y avait qu’à les suivre, leur proposer de les aider à établir leur campement le soir puis monter les tentes à côté. Venait ensuite un groupe plus composite de cent à cent cinquante personnes réunies autour de Ren Chodai, sans guides eux non plus. De nombreux différends les opposaient régulièrement soit au groupe de Shitsu Kiwa, soit aux Kôshu, ce qui ne les empêchait pas pour autant de chercher à profiter eux aussi de leur présence. Leur méthode était plus déguisée que celle de Kiwa : quand venait le soir, ils feignaient tout d’abord de ne pas s’intéresser aux préparatifs du campement, puis ils contournaient discrètement son emplacement et allaient se poser dans son voisinage.

Le reste se répartissait en petites troupes autonomes qui comptaient essentiellement sur leur propre escorte pour assurer leur sécurité et veillaient à se tenir à l’écart des querelles.

De tous ces groupes, celui que conduisait le peuple kôshu d’une part, et les rares qui avaient choisi de conserver leur indépendance d’autre part, étaient les mieux organisés. En revanche, le groupe de Kiwa et celui de Chodai présentaient tous les inconvénients d’une association improvisée de gens qui, sans se connaître avant leur entrée dans la mer Jaune, s’étaient regroupés par seul souci de leurs intérêts. La cohésion leur faisait défaut.

Sans être véritablement organisé, le groupe des Kôshu avait l’avantage d’être conduit par des hommes qui savaient parfaitement ce qu’il fallait faire ou ne pas faire en toute situation. S’il fallait par exemple dégager des arbres en travers du chemin, ils étaient capables de coordonner leurs efforts sans que personne donne des directives, puis reprenaient leur marche comme un seul homme, sitôt la tâche accomplie. De même, lorsqu’il s’agissait de choisir un emplacement pour passer la nuit, nul besoin de palabres avant de prendre une décision. L’endroit retenu l’était toujours d’un commun accord, preuve que c’était bien le bon endroit.

— C’est bizarre… murmura Shushô en comblant l’interstice entre deux troncs d’arbres couchés de poignées de feuilles mortes.

Près d’elle, Rikô, accroupi, essayait de passer une corde sous les troncs pour les lier ensemble. Il interrompit son geste et releva la tête.

— Bizarre ? Qu’est-ce qui est bizarre ?

— Shitsu et Ren. Surtout Shitsu, je trouve.

— Pourquoi ? demanda-t-il en plantant un pieu entre les deux troncs pour tendre le cordage.

— Regarde ! Il est en train de faire monter ses tentes près des arbres morts, comme nous ! Il copie toujours ce qu’on fait.

— Parce qu’il se dit que c’est plus sûr de faire comme nous, j’imagine.

— Oui, sans doute. Mais rien qu’en comptant sa garde rapprochée, ils sont déjà plus de quarante. Nous, on est trois. Quarante personnes qui veulent à tout prix faire la même chose que trois, il y a quelque chose qui ne va pas, non ?

Elle continua d’observer le groupe de Kiwa en train de s’activer comme eux à leurs préparatifs de campement. Shushô comprenait pourquoi Gankyû avait choisi cet endroit : lorsqu’il établissait leur campement, il veillait toujours à se garder une possibilité de se cacher derrière quelque chose. Mais si cacher trois personnes était facile, le groupe de Kiwa était bien trop nombreux pour espérer pouvoir se dissimuler derrière quoi que ce soit ! Pour un groupe de cette taille, la stratégie devait être révisée. Faire ce que Gankyû élaborait pour trois n’avait absolument aucun sens !

— Oui, effectivement… concéda Rikô.

— À mon avis, il vaudrait mieux que Shitsu demande conseil à Gankyû ou à un des gôshi. Il n’arrête pas de nous épier et de refaire mécaniquement tout ce que nous faisons sans jamais poser de questions.

— C’est ce que tu ferais si tu étais à sa place ?

— Évidemment. Les Kôshu ont l’expérience ! Bien sûr, ils ont plutôt l’habitude de se déplacer en petits groupes. Mais ils connaissent suffisamment la mer Jaune pour savoir aussi comment se protéger quand on est nombreux !

Elle tourna son regard vers le lac. Si Gankyû ne lui avait pas dit que l’eau était toxique, il est sûr qu’elle en aurait bu. Et si Kiwa ne s’était pas trouvé là à cet instant et n’avait pas profité de cette information, c’est lui et tout son groupe qui se seraient empoisonnés.

— Le groupe de Ren non plus n’est pas logique. Tu sais, tout à l’heure, ils étaient encore au bord du lac en train de discutailler pour savoir s’il était prudent ou pas de boire de cette eau.

— Je vois… dit Rikô entre deux rires, en enroulant une corde.

— J’ai l’impression que Ren veut absolument éviter de faire comme nous, lui. Pourtant, c’est pas parce qu’il est brouillé avec les gôshi qu’il doit faire le contraire, ils en savent tout de même plus que lui sur la mer Jaune…

— C’est vrai, tu as raison.

— Bref, ils sont complètement irrationnels, moi je trouve, et aussi bien Shitsu que Ren…

Elle fit une pause, la moue songeuse.

— ... Peut-être que tous les adultes sont comme ça, après tout.

— C’est possible, oui, répondit Rikô.

Il acheva de faire un ballot de leurs affaires en les attachant avec la corde. « Toujours lier ensemble les bagages, pour pouvoir les charger rapidement sur les montures », c’est ce que ne cessait de répéter Gankyû. Manifestement, la leçon avait été retenue.

— Mais pourquoi aussi Gankyû et les gôshi ne leur donnent-ils pas des conseils ? Leurs connaissances sont si précieuses que ça ? Ils veulent se les garder pour eux, ou quoi ?

Cette fois-ci, Rikô n’esquissa pas même un sourire.

— Est-ce que tu sais où est Gankyû en ce moment ? lui demanda-t-il.

— Il est allé voir les gôshi.

— Et pour quelle raison, à ton avis ?

— Il avait quelque chose à leur demander. Il ne vient pas beaucoup par ici quand il chasse. Je crois qu’il ne sait pas très bien ce qui nous attend plus loin. D’ailleurs, tu sais, ce sont les gôshi qui lui ont dit que l’eau du lac n’était pas potable.

— Et voilà, tu as la réponse que tu cherchais, dit-il en riant.

Shushô battit des paupières.

— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

— Que si on leur demande un renseignement, ils n’hésitent pas à le donner. Moi-même, un jour, j’ai vu quelqu’un, je crois que c’était un officier d’une armée de je ne sais plus quelle province, qui hésitait sur le chemin à prendre. Il a posé la question à l’un des gôshi, qui le lui a expliqué très simplement. Le problème, c’est que ni Shitsu ni Ren ne leur demandent jamais rien.

— Oui, c’est vrai…

— Et c’est pareil pour Gankyû. Je ne pense pas qu’il tienne particulièrement à garder ses secrets. C’est juste qu’il n’a pas envie d’aller donner des conseils à quelqu’un qui ne lui demande rien.

— Moi, j’appelle quand même ça faire des cachotteries.

— Hum, ce n’est pas vraiment le mot que j’emploierais.

— Ah bon ?

— Dans trois jours, nous aurons atteint le fond de la vallée et nous quitterons la forêt, expliqua Kinhaku, accroupi, en traçant un plan sur le sol.

Kinhaku était sans doute l’un des gôshi les plus chevronnés. Robuste, vigoureux, il émanait de lui une autorité virile qui en avait fait d’emblée le meneur du groupe.

— Et après, qu’est-ce qu’on a ? De la plaine ? demanda Gankyû.

— Des marécages. Il vaut mieux les traverser à dos de chimère si on ne veut pas patauger dans la boue. Ça prendra environ une journée. Toi, je te conseille de voler juste au-dessus de la surface parce qu’en dessous, ça grouille de sangsues. Et j’aime autant te dire qu’elles sont féroces.

— Venimeuses ?

— Non, mais elles te boulottent la viande.

— Et sinon, comment est le terrain ? Dégagé ?

— Non, la visibilité est mauvaise : beaucoup de gros arbres, même si certains sont morts, et des herbes hautes.

Gankyû hocha la tête.

— Je vois. Alors a priori, pas trop de difficultés si on se déplace en plein jour, c’est ça ?

— Là-bas, ça ira. C’est plutôt avant qu’il faudra faire gaffe. Quand on approche du marais, il y a un endroit où tous les arbres sont morts. Impossible d’être à couvert. En plus, beaucoup sont par terre, au milieu de rochers, et il est difficile d’avancer. Si un yôma volant nous aperçoit, on est cuits, je te le dis.

— Et pour l’eau ?

— Jusqu’à ce qu’on arrive en bas, on n’en trouvera pas de potable. Impossible pour ceux qui n’ont pas de « pierres à eau ».

Cette pierre, que le peuple kôshu trouvait dans la mer Jaune, avait la particularité, lorsqu’on la plongeait dans une eau impure, de la rendre immédiatement limpide et consommable.

— Donc, si je comprends bien, le problème, c’est d’arriver jusqu’au marais… Il vaudrait peut-être mieux marcher de nuit, non ?

— Difficile à dire. De nuit ou de jour, de toute façon, le danger existe. La question est plutôt de savoir si ceux qui nous suivent sont prêts à marcher la nuit. Si l’idée leur fait peur, je préfère encore faire la route de jour. Je n’ai aucune envie d’essayer de les convaincre.

— Je vois.

— Vous, vos montures sont rapides. Vous feriez mieux d’aller d’une traite jusqu’au marais.

— Et vous ?

— Mon client est à cheval et ses trois suivants à pied…

Kinhaku s’interrompit.

— J’espère qu’ils viendront cette nuit… lâcha-t-il.

— Oui, espérons… approuva Gankyû à voix basse.

L’appel de Shushô vint mettre un terme à leur échange.

— Gankyû ! Le repas est prêt !

Les deux hommes tournèrent la tête vers la fillette à quelques pas.

— J’arrive ! lança Gankyû, en se relevant précipitamment.

Kinhaku, resté accroupi, riait sous cape.

— Pas commode, ta princesse, j’ai l’impression.

— Tu l’as dit, oui.

— La première fois que je l’ai vue, j’ai pensé qu’elle ne tiendrait pas le coup. Je dois avouer qu’elle est sacrément résistante, la petite. Ça doit pas être une de ces gosses de riches.

— Si, justement. Mais elle est du genre têtu. C’est ça qui la fait tenir.

— Je vois. Bon courage, alors !

Gankyû tourna son regard vers Shushô qui l’attendait, debout en haut de la pente.

— En plus, elle est loin d’être bête… Et ça, ça me pose vraiment des problèmes.

Les ailes du destin
titlepage.xhtml
Les ailes du destin_split_000.htm
Les ailes du destin_split_001.htm
Les ailes du destin_split_002.htm
Les ailes du destin_split_003.htm
Les ailes du destin_split_004.htm
Les ailes du destin_split_005.htm
Les ailes du destin_split_006.htm
Les ailes du destin_split_007.htm
Les ailes du destin_split_008.htm
Les ailes du destin_split_009.htm
Les ailes du destin_split_010.htm
Les ailes du destin_split_011.htm
Les ailes du destin_split_012.htm
Les ailes du destin_split_013.htm
Les ailes du destin_split_014.htm
Les ailes du destin_split_015.htm
Les ailes du destin_split_016.htm
Les ailes du destin_split_017.htm
Les ailes du destin_split_018.htm
Les ailes du destin_split_019.htm
Les ailes du destin_split_020.htm
Les ailes du destin_split_021.htm
Les ailes du destin_split_022.htm
Les ailes du destin_split_023.htm
Les ailes du destin_split_024.htm
Les ailes du destin_split_025.htm
Les ailes du destin_split_026.htm
Les ailes du destin_split_027.htm
Les ailes du destin_split_028.htm
Les ailes du destin_split_029.htm
Les ailes du destin_split_030.htm
Les ailes du destin_split_031.htm
Les ailes du destin_split_032.htm
Les ailes du destin_split_033.htm
Les ailes du destin_split_034.htm
Les ailes du destin_split_035.htm
Les ailes du destin_split_036.htm
Les ailes du destin_split_037.htm
Les ailes du destin_split_038.htm
Les ailes du destin_split_039.htm
Les ailes du destin_split_040.htm
Les ailes du destin_split_041.htm
Les ailes du destin_split_042.htm
Les ailes du destin_split_043.htm
Les ailes du destin_split_044.htm
Les ailes du destin_split_045.htm
Les ailes du destin_split_046.htm
Les ailes du destin_split_047.htm
Les ailes du destin_split_048.htm
Les ailes du destin_split_049.htm
Les ailes du destin_split_050.htm
Les ailes du destin_split_051.htm
Les ailes du destin_split_052.htm
Les ailes du destin_split_053.htm
Les ailes du destin_split_054.htm
Les ailes du destin_split_055.htm
Les ailes du destin_split_056.htm